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Agaléga

L’accord que ni le peuple ni le Parlement ne peuvent lire

27 mars 2025, 07:05

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L’accord que ni le peuple ni le Parlement ne peuvent lire

Avril 2002, l’express visitait Agaléga : la vie y suivait son cours, paisible et marginale, loin des préoccupations stratégiques des grandes puissances. Mais cette tranquillité insulaire cachait déjà l’ombre d’un accord international que les citoyens devaient, plus de deux décennies plus tard, toujours tenter de deviner.

En 2023, le Premier ministre d’alors, Pravind Jugnauth, interrogé à l’Assemblée nationale sur l’accord entre Maurice et l’Inde concernant Agaléga, a répondu : «There is a confidentiality clause in the Agreement, similar to other Agreements that Mauritius has signed with other States. We are bound by this confidentiality clause…» Et mardi, sans sourciller, son successeur et ancien adversaire, Navin Ramgoolam, a tenu quasiment les mêmes propos, reprenant presque mot pour mot cette justification d’un secret d’État gravé dans l’encre des clauses contractuelles.

Or, n’est-ce pas ce même Navin Ramgoolam, aux côtés de Paul Bérenger, Shakeel Mohamed et Arvin Boolell, qui, lorsqu’ils étaient dans l’opposition, tapaient du poing sur la table pour exiger la publication immédiate de l’accord Agaléga ? À l’époque, la comparaison avec les Seychelles faisait rage : là-bas, l’accord avait été révélé au grand public et, face à l’indignation populaire, il avait été rejeté. À Maurice, en revanche, on opposait une mystérieuse «clause de confidentialité», aussi puissante qu’un veto sur la souveraineté populaire.

Cette clause est aujourd’hui érigée en bouclier face aux demandes légitimes de transparence. Elle est brandie comme une doctrine d’État, alors qu’elle devrait être l’exception. Le Parlement mauricien lui-même se voit privé d’un droit fondamental : celui de connaître, discuter et débattre d’accords engageant l’avenir du territoire national. Personne ne tape du poing sur la table quand Ramgoolam a dit non à la transparence totale sur Agaléga : Bérenger, Mohamed, Boolell, Duval, Subron, ils sont restés tranquilles, ont regardé par terre. Pas facile de ravaler les propos d’hier et de sourire en même temps. C’est un art propre aux politiciens.

Les faits sont pourtant têtus. Le 27 février 2015, un mémorandum d’entente avait été signé avec l’Inde pour l’amélioration des infrastructures de transport à Agaléga. Le 27 mai 2017, l’accord final est conclu. Il couvre officiellement des volets sécuritaires : la surveillance maritime, la lutte contre la piraterie, le terrorisme, les narcotrafics, la pêche illégale, les services hydrographiques, l’aide humanitaire, la pollution marine et même le développement de l’économie bleue. Ce sont là des objectifs louables, mais dont les contours restent opaques.

La réalité visible est plus explicite : un aérodrome de trois kilomètres, une jetée, une tour de contrôle, des bâtiments flambant neufs. Selon les réponses fournies par Jugnauth hier et Ramgoolam aujourd’hui, tout cela appartient à Maurice, mais est financé, construit, et aujourd’hui encore opéré par des techniciens indiens. L’Inde, quant à elle, assume tous les frais.

À ce stade, posons-nous la question : qui détient réellement l’usage stratégique de ces infrastructures ? Car selon des sources militaires indiennes relayées par la presse en septembre dernier, Agaléga accueille désormais une «base militaire à l’étranger», capable de recevoir frégates, destroyers, avions de surveillance maritime P-8I, et avions de chasse. Il s’agirait d’un élément clé pour combler une «zone aveugle» dans le réseau de surveillance navale indien. Peut-on encore parler ici d’un projet civil et bilatéral ?

L’histoire de la petite île d’Agaléga, avec ses 150 habitants du Nord et ses quelques bâtiments historiques au Sud, semble aujourd’hui éclipsée par un jeu géostratégique qui la dépasse. Comme les Chagos, Agaléga est en passe de devenir un territoire sous-utilisé par ses habitants mais suréquipé pour des finalités militaires, où l’on peut construire une piste d’atterrissage pour accueillir un P-8I Poseidon, mais pas un hôpital pour soigner les enfants.

Le plus troublant demeure la versatilité du discours politique et le silence complice de ceux qui attendent leur «bout». Ce qui hier était dénoncé avec virulence devient aujourd’hui la norme, justifiée par des clauses contractuelles brandies comme des dogmes. Ce double langage illustre une crise plus profonde : celle d’une souveraineté confisquée au nom d’une diplomatie opaque.

La clause de confidentialité est devenue plus puissante que la volonté populaire, plus solide que les principes de transparence parlementaire, plus déterminante que l’intérêt des citoyens. Dans une démocratie saine, la confidentialité doit protéger des données sensibles, non servir de rideau de fumée à des arrangements inavoués.

Ce qui se joue à Agaléga n’est pas qu’une simple question d’infrastructures ou de coopération bilatérale. C’est la mémoire d’un peuple, la confiance dans ses institutions, la cohérence de ses élus et le droit fondamental à savoir ce qui est fait en son nom. La République ne peut pas fonctionner sur l’omission volontaire. Car comme le disait Churchill : «Ceux qui échouent à tirer les leçons de l’Histoire sont condamnés à la revivre.»

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