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Questions à…

Reeaz Chuttoo : «La réforme de la pension est une attaque directe contre la justice sociale»

4 juillet 2025, 15:00

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Reeaz Chuttoo : «La réforme de la pension est une attaque directe contre la justice sociale»

Reeaz Chuttoo, président de la CTSP.

La plateforme syndicale continue à œuvrer pour que le gouvernement puisse revoir sa copie et que le paiement de la pension soit de nouveau accessible dès 60 ans. Reeaz Chuttoo, président de la Confédération des travailleurs des secteurs public et privé (CTSP), revient sur les fondamentaux de cette pension destinée aux personnes âgées de 60 ans en attendant le forum de ce samedi au Plaza.

🟦 À quand remonte l’introduction de la pension de vieillesse à Maurice et quelles étaient ses motivations principales ?

La pension de vieillesse a été introduite en 1958 alors que Maurice était encore sous administration britannique. Le contexte mondial, marqué par la montée du communisme, a poussé les puissances occidentales à adopter la social-démocratie pour prévenir les révoltes. Maurice a suivi cette voie. L’espérance de vie à l’époque tournait autour de 55 ans et la pension était versée à partir de 60 ans : elle ne concernait donc qu’une minorité de la population. Aucune cotisation n’était requise. Cette logique perdure aujourd’hui : la pension reste une allocation non contributive, financée directement par l’État.

🟦 Quelle importance revêt cette pension aujourd’hui dans un contexte de précarité croissante ?

Elle est bien plus qu’un soutien financier ; c’est une mesure de justice sociale. Après l’Indépendance, le développement du pays a été impulsé par des emprunts internationaux, notamment auprès de la Banque mondiale. La création de la zone franche a permis à des milliers de femmes d’accéder à un emploi, brisant ainsi les barrières d’une société patriarcale. Plus de 95 000 personnes y travaillaient à son apogée. Mais l’introduction des Remuneration Orders (RO) en 1975 a engendré des inégalités durables. Ces barèmes fixent les salaires selon les secteurs, sans tenir compte des efforts ou des compétences. Certaines personnes vivent encore aujourd’hui avec des salaires de misère. Or, passé un certain âge, surtout au-delà de 55 ans, de nombreux métiers deviennent difficiles à exercer. La pension compense ainsi des décennies de discriminations salariales.

🟦 Quelles ont été les tentatives de réforme jusqu’à présent ?

Tout a commencé en 1995 avec le rapport Pensions in Paradise commandité par la Banque mondiale. Son lancement à Balaclava a suscité une vive opposition. En 1996, l’All Workers Conference a été créée pour défendre la pension universelle. Depuis, chaque gouvernement a tenté de relancer la réforme. Le Parti travailliste, souvent en alliance avec le Mouvement militant mauricien, a régulièrement rouvert le dossier. En 2004, le Mouvement socialiste militant a introduit une forme de ciblage, excluant certaines catégories sans supprimer officiellement la pension universelle. En 2015, un Pension Reform Committee a été mis en place. Mais les propositions d’augmenter les cotisations concernaient uniquement les travailleurs, pas les employeurs. En 2018, le gouvernement a annoncé vouloir repousser l’âge d’éligibilité à 65 ans. Face à une mobilisation éclair, il a reculé. La pension est restée à 60 ans et le choix de la retraite a été maintenu. Quant au National Pensions Fund, créé en 1978 pour une durée de 40 ans, il aurait dû être réformé dès 2018. Mais malgré le vieillissement de la population, aucune restructuration sérieuse n’a été entreprise.

🟦 Est-il logique, dans ce contexte, de repousser l’âge de la pension à 65 ans ?

Pas dans les conditions actuelles. Dans des pays où l’âge de la retraite est plus élevé, l’espérance de vie dépasse les 80 ans. À Maurice, elle est d’environ 73 ans. Si la pension commence à 65 ans, que reste-t-il aux retraités pour vivre dignement ? Beaucoup de travailleurs n’ont pas la capacité physique ou mentale de tenir jusqu’à cet âge, notamment ceux exerçant des métiers pénibles et peu qualifiés. Et le marché du travail évolue : l’État compte faire venir davantage de travailleurs étrangers, logés dans des centralised lodgings. Pourquoi un employeur garderait-il un employé mauricien de 60 ans alors qu’il peut embaucher un jeune étranger, moins coûteux et temporairement exempté du Portable Retirement Gratuity Fund (PRGF) ou de la Contribution sociale généralisée (CSG) ? On ne parle plus seulement d’injustice sociale, mais de mise à l’écart programmée. Et cela envoie un signal désespérant à notre jeunesse déjà confrontée à un marché saturé.

🟦 Pourquoi êtes-vous opposé à la réforme actuelle ?

Parce qu’elle nie la réalité des travailleurs. Certains ne peuvent pas aller jusqu’à 65 ans pour des raisons de santé ou d’usure professionnelle. Ils doivent avoir le choix de partir plus tôt. Mais cette réforme les priverait de ressources, dans les dernières années de leur vie active. Il faut aussi rappeler que la pension de vieillesse n’est pas un privilège ; elle est le fruit d’un compromis historique. Depuis l’imposition des RO en 1975, des milliers de travailleurs sont restés enfermés dans des barèmes figés, inéquitables. La pension universelle corrige en partie cette injustice. Plutôt que d’exclure des personnes avec des critères flous, pourquoi ne pas adapter l’impôt sur le revenu ? Une hausse minime – de 0,5 % par exemple – sur les hauts revenus permettrait de maintenir la pension universelle sans grever le budget. Mais ce débat est volontairement évité.

🟦 Selon Paul Bérenger, aucun partenaire social ne soutient la réforme. Partagez-vous ce constat ?

Oui. Aucun syndicat sérieux ne soutient cette réforme, car elle ne part pas d’un constat social mais d’une logique purement comptable. On nous dit que la pension coûte trop cher, que le système n’est pas soutenable à long terme, surtout avec l’augmentation des dépenses de santé. Mais le vrai problème, c’est la mauvaise gestion des fonds publics. Le bureau de l’Audit dénonce chaque année environ Rs 5 milliards de gaspillage. Et on voudrait faire des économies sur la pension de vieillesse pour sauver Rs 1,5 milliard ? Ce n’est pas sérieux. Avant de toucher à un droit fondamental, on devrait commencer par nettoyer dans les dépenses inutiles. Il faut le répéter : la pension est un choix budgétaire. C’est une question de priorités, pas de fatalité économique.

🟦 Bernard Yen, actuaire, a déclaré que chaque entreprise devrait avoir son propre fonds de pension. Est-ce réaliste selon vous ?

Sa proposition est déconnectée. Elle peut sembler idéale en théorie, mais elle ne tient pas compte de la réalité du terrain. Nous sommes en pleine reconfiguration du marché du travail : l’intelligence artificielle gagne du terrain, les contrats précaires se multiplient, les employeurs externalisent et recrutent des travailleurs étrangers. Dans ces conditions, comment demander à chaque entreprise, y compris les petites et moyennes entreprises, de créer et gérer un fonds de pension ? Et que fait-on des 200 000 travailleurs du secteur informel ? Et des mères au foyer qui ne cotisent pas mais qui participent à l’économie domestique et sociale ? La pension de vieillesse doit rester universelle. Elle protège les plus vulnérables. La proposition de Bernard Yen est celle d’un actuaire, pas d’un défenseur des droits sociaux.

🟦 La CTSP parle de démantèlement de l’État-providence. Qu’entendez-vous par là ?

Un État-providence, c’est celui qui garantit à chacun l’accès aux services fondamentaux : éducation, santé, logement, alimentation. Maurice s’est longtemps appuyée sur ce modèle. Mais depuis quelques années, on assiste à une dérive libérale. Les services publics sont délaissés, la logique comptable l’emporte. Prenons l’éducation : comment motiver un enseignant du pré-primaire à rester quand il touche Rs 20 000 ? Les jeunes diplômés quittent le pays, faute de perspectives. Dans la santé, le coût des médicaments explose et l’accès devient plus difficile. En parallèle, les salaires stagnent. Les working poor – ces travailleurs pauvres – sont de plus en plus nombreux. Et au lieu d’accompagner ces familles, l’État réduit les aides, comme la pension, pour devenir «compétitif» face aux investisseurs. C’est ça, le vrai démantèlement : on abandonne l’égalité au nom du marché.

🟦 Le ministre de la Sécurité sociale et son «junior minister» semblent aller de l’avant avec la réforme. Quelle est votre réaction ?

C’est une déception profonde. Le ministre nous a conviés à une réunion sur le PRGF avec 25 syndicats… en seulement 1 h 30. Aucun véritable dialogue n’était possible. Ensuite, il s’est exprimé dans la presse comme s’il portait ce projet. Sur une radio privée, il a renvoyé la responsabilité au ministre des Finances pour les annonces du budget, surtout la pension universelle payable à 65 ans. Puis, au Parlement, après un long discours, il a fini par reconnaître qu’il était bien au courant. Mais c’est lui qui devra signer l’officialisation du passage de l’âge de la pension à 65 ans. Et son junior minister suit la ligne sans broncher. C’est d’autant plus amer que certains syndicalistes avaient contribué à rédiger le programme du gouvernement. Aujourd’hui, ils se sentent trahis.

🟦 Jusqu’où peut aller la contestation syndicale ? Un mouvement national est-il envisagé ?

La mobilisation est bien réelle. Ce samedi, nous organisons un débat ouvert, où chaque citoyen pourra prendre la parole. Trop de confusion règne, alimentée par certaines déclarations politiques. Il faut éclaircir les enjeux, rappeler que ce combat est citoyen avant d’être partisan. Nous irons aussi loin qu’il faudra. La population a le droit de comprendre et de choisir. Et nous ne pouvons empêcher les partis de l’opposition de se joindre à cette mobilisation. Mais nous restons lucides : beaucoup ont des principes lorsqu’ils sont dans l’opposition… et des œillères quand ils arrivent au pouvoir.

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