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Mai 1975, 50 ans déjà
La parole aux acteurs d’une révolte
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Mai 1975, 50 ans déjà
La parole aux acteurs d’une révolte

Le 20 mai 1975, près de 20 000 élèves descendent dans la rue pour dénoncer les inégalités du système éducatif. À l’époque, l’enseignement secondaire est payant, réservé à une minorité, et certaines institutions sont largement favorisées. Si quelques collèges d’État existent – comme le QEC, les Royal ou encore le John Kennedy – la majorité sont privés, souvent confessionnels, mais subventionnés. Cinquante ans plus tard, celles et ceux qui ont marché ce jour-là prennent la parole. Pour ne pas oublier. Pour transmettre le souffle d’un combat qui a marqué l’histoire.
Paul Bérenger, Premier ministre adjoint : «Cette mobilisation a marqué un tournant dans l’histoire de Maurice»
«Il y a beaucoup de choses dont je ne me souviens pas, mais certains m’ont rappelé que j’avais tenu une grande conférence à l’Université de Maurice, la veille de la grève. Je ne prétends pas en avoir été l’initiateur, mais il faut reconnaître que le climat y était déjà favorable. À l’époque, aucune élection n’avait eu lieu depuis 1972, et plusieurs événements héroïques s’étaient enchaînés jusqu’à ce 20 mai 1975. Par la suite, des élections générales ont été organisées. Cette mobilisation a véritablement marqué un tournant dans l’histoire de Maurice. Ceux qui y ont participé ont joué un rôle clé, et ils peuvent en être fiers.»
Denis Ithier : «Pas de différence entre les grands et petits collèges»
Ancien head boy du collège St Mary’s, était monté sur le portail de l’établissement pour inciter les élèves à ne pas entrer en classe. Ce fut le point de départ du scandale : les élèves ont quitté l’école pour descendre dans la rue. Il affirme avoir été «engagé dans un tsunami», selon ses propres mots. Il explique qu’à l’époque, il n’y avait aucune différence entre ce qu’on appelait les grands et les petits collèges, et que la mobilisation réunissait autant de filles que de garçons..
Varen Andee : «Des milliers d’étudiants dans la rue»
Alors étudiant au New Eton College, se souvient de son engagement pour dénoncer les inégalités, le manque d’équipements et la vétusté des infrastructures scolaires. «Le 19 mai, les élèves s’étaient donné rendez-vous pour la manifestation. Des milliers d’étudiants étaient dans la rue le 20 mai pour exprimer leur mécontentement.»
Pradeep Bheemsingh : Les élèves à la place Margeot
Bien avant les grandes mobilisations de mai 1975, plusieurs événements avaient déjà révélé le mécontentement des étudiants envers le système éducatif en place. En 1973, les élèves du Royal College Curepipe (RCC) et du London College Rose Hill (LCRH) avaient organisé un séminaire sur l’éducation, témoignant d’un début de prise de conscience collective. L’année suivante, Iqbal Rajaballee, alors lauréat au Royal College Port-Louis (RCPL), avait refusé de participer au traditionnel défilé, dénonçant un système qu’il jugeait injuste envers les enfants issus de milieux défavorisés.
À cette époque, certains élèves, bien qu’ayant obtenu d’excellents résultats, n’étaient pas proclamés lauréats. La raison : leurs familles, en situation de précarité, n’avaient pas les moyens de fournir les affidavits exigés.
La grève de mai 1975 fut ainsi l’aboutissement d’une série de frustrations accumulées dans plusieurs collèges, notamment le John Kennedy College (JKC), le Queen Elizabeth College (QEC) et le RCC. Les étudiants y protestaient contre l’indifférence du ministre de l’Éducation. Dans le même temps, les élèves du London College dénonçaient le licenciement de deux enseignants, tandis que ceux du Bhujoharry College contestaient une augmentation des frais scolaires.
Ces actions isolées ont peu à peu suscité un élan national. D’autres établissements privés ont emboîté le pas, dénonçant à leur tour les inégalités dans l’éducation et formulant diverses doléances : accès aux laboratoires, bibliothèques et infrastructures sportives, formation des enseignants, introduction de l’histoire de Maurice au programme, enseignement dans la langue maternelle, gratuité scolaire et droit de vote à 18 ans.
Alors que les mouvements dans certains collèges comme le JKC, le QEC, le RCC, le London College et Bhujoharry étaient planifiés, d’autres, dans des établissements tels que New Eton, Islamic College, Trinity College, Eden College, Patten College, Victoria College, Curepipe College, Hindu Girls College, etc., étaient spontanés, souvent menés en solidarité avec les autres mobilisations.
Ce mouvement étudiant a également bénéficié du soutien de nombreux intellectuels progressistes, parmi lesquels Kee Cheong Li Kwong Wing, Kishore Mundil, Vinesh Hookoomsingh, Nalini Burn, Raj et Dev Virahsawmy, Peter Graig, Gyan Mahadeea, Amédée Darga, Jean-Claude Augustave, Habib Mosaheb, Poonapa Naiken, Krishnaduth Bhorra et Vijay Jandoosing.
Certains directeurs de collèges soutenaient également les élèves, ayant eux-mêmes demandé une augmentation des subventions (grants) pour améliorer les infrastructures scolaires. Les parents, dans leur majorité, appuyaient leurs enfants dans cette lutte pour une éducation plus juste et égalitaire. Même les étudiants de l’Université de Maurice se sont joints au mouvement pour apporter leur appui aux lycéens.
Ces mobilisations ont porté leurs fruits : le droit de vote a été accordé à 18 ans en décembre 1975, et l’éducation est devenue gratuite à partir de 1976. De nouvelles matières comme l’économie ont été introduites, la Mauritius Institute of Education (MIE) a été lancée, des collèges d’État ont été construits dans les villages, et l’éducation mixte a été progressivement adoptée.
Sangeeta Bhugaloo : «Mon père était un homme Dossie r 5 animé par la force de ses convictions»
Fille de Heeralall Bhageloo, avait 9 ans en mai 1975. Elle se souvient de son père comme d’un homme animé par la force de ses convictions, agissant sans se soucier que d’autres le suivent ou non. Recteur du Port-Louis High School, qu’il avait lui-même fondé, il accueillait principalement des élèves issus de milieux modestes. Il n’hésitait pas à exempter certains du paiement des frais scolaires lorsqu’ils étaient en difficulté. Le 20 mai, ses élèves ont quitté Port-Louis pour rejoindre la manifestation à Rose-Hill, à pied. À un moment donné, alors que les policiers bloquaient le passage, Heeralall Bhageloo est monté dans sa voiture et a foncé pour ouvrir un passage au cœur de la foule, afin de permettre aux manifestants de continuer leur route.
Sunil Dowarkasing : «Les familles devaient acheter les livres à leurs frais»
Lui aussi témoin de cette période, revient sur le contexte social et scolaire de l’époque. Il rappelle qu’au JKC, des mouvements de grève avaient déjà éclaté bien avant le 20 mai 1975. Il évoque le rôle central du mouvement ANDEM, qui s’était engagé dans la lutte pour les droits des élèves. Dowarkasing souligne également les profondes inégalités entre les collèges publics et privés. Dans les établissements publics, les élèves pouvaient bénéficier d’un système de location de manuels scolaires, alors que dans les collèges privés, les familles devaient acheter les livres à leurs frais – un fardeau financier pour de nombreux parents.
Rama Poonoosamy : «La génération 75 mérite un grand bravo !»
Pour Rama Poonoosamy, la grève estudiantine de 1975 reste un moment fondateur dans l’histoire de Maurice. «À l’époque, les collèges étaient payants. Ce ne sont pas tous les enfants qui pouvaient aller à l’école. Les frais de scolarité et d’examen étaient relativement élevés, surtout pour les familles modestes. Les parents devaient parfois choisir quel enfant irait au collège. Et souvent, c’était le garçon qui était prioritaire.» La principale revendication des jeunes, dit-il, c’étaitl’éducation gratuite. Mais pas seulement. «On réclamait aussi le droit de vote à 18 ans au lieu de 21, et on remettait également en question la société mauricienne dans son ensemble.»
Selon lui, ce mouvement n’est pas né du jour au lendemain. «Tout cela a commencé bien avant. Dès 1969-70, avec la création du MMM, il y avait un éveil. Des idées progressistes, marxistes, des forums, des débats… Les jeunes qui revenaient de l’étranger remettaient tout en question. Le système, les inégalités, l’exploitation, même le contenu scolaire.»
Il rappelle que les programmes enseignés n’étaient pas adaptés à la réalité locale. «On apprenait l’histoire de l’Angleterre, mais rien sur Maurice. On faisait du français, de l’anglais, mais pas de créole. Le curriculum était totalement déconnecté.»
Il insiste sur la nécessité d’ancrerl’éducation dans le mauricianisme, et de responsabiliser la jeunesse. «En 1975, il n’y avait même pas de Student Council dans tous les collèges. C’est un combat qui a été mené. Aujourd’hui, certains jeunes prennent tout pour acquis sans réaliser le chemin parcouru.» Il se souvient aussi de la mobilisation. «Les jeunes ont marché depuis le sud jusqu’au Champ de Mars. Ils étaient nombreux, de tous bords. La police les a bloqués au pont de Grande-Rivière, il y a eu des matraques, du gaz lacrymogène… mais on n’a pas reculé.» Son message aux jeunes d’aujourd’hui : «Ce sont des valeurs qu’il faut transmettre. La génération 75 avait de l’idéal, du courage, de la vision. Il faut lui dire un grand bravo. Elle a osé faire ce qu’il fallait pour démocratiser notre société.»
Habib Mosaheb : «La grève estudiantine a été une reconciliation nationale et un tournant pour notre système éducatif»
Pour Habib Mosaheb, la grève estudiantine de 1975 reste un moment charnière dans l’histoire de Maurice, bien au-delà des revendications scolaires. « À cette époque, beaucoup de parents n’avaient pas les moyens. Ils envoyaient leurs enfants dans ce qu’on appelait les petits collèges. Il n’y avait tout simplement pas assez d’établissements pour accueillir tout le monde.», se souvient-il. Il souligne aussi à quel point l’éducation d’alors n’était pas en phase avec les besoins réels du pays : «On formait, mais il y avait énormément de chômage. L’enseignement était déconnecté de notre réalité sociale et économique.» Il rappelle également le contexte post-conflit : «On venait de traverser des tensions raciales. Et paradoxalement, c’est cette grève, cette mobilisation des jeunes, qui a permis une forme de réconciliation nationale.» Habib Mosaheb évoque les inégalités persistantes, notamment dans les familles modestes : «Une fois de plus, les familles ont dû faire des choix : les garçons poursuivaient l’école, et les filles restaient à la maison.» C’est à travers cette mobilisation que la nécessité de «morisianiser» les contenus éducatifs a émergé : «Grâce à la MIE, nous avons pu adapter les manuels scolaires. Et sous l’impulsion du MMM, une loi a été votée pour empêcher le licenciement arbitraire du personnel enseignant dans le privé.» Autre point fort de son intervention : la mémoire. «On n’apprenait pas l’histoire de Maurice à l’école. On nous racontait seulement celle de l’Angleterre.» Un vide qu’il fallait impérativement combler.
Si les revendications de l’époque ont porté leurs fruits, Habib Mosaheb s’interroge sur les dérives actuelles : «Aujourd’hui, les parents dépensent énormément pour la scolarité de leurs enfants. Uniformes, matériel, leçons particulières...: ça coûte cher. Heureusement, il n’y a plus de frais de transport, c’est un soulagement. Mais les enfants ne profitent plus de leur jeunesse. Dès le plus jeune âge, ils sont enfermés dans le système des leçons privées.»
Enfin, il lance une alerte sur l’un des défis les plus urgents : «Il y a un vrai problème d’employabilité des jeunes une fois leurs études terminées. Il faut absolument repenser notre système éducatif, là encore, pour qu’il réponde aux réalités du pays.»
Devanand Rittoo : «Un spectacle extraordinaire»
Ancien élève du JKC, se remémore les événements de mai 1975 avec enthousiasme. «C’était un spectacle extraordinaire», confie-t-il, affirmant que cette mobilisation est restée gravée dans sa mémoire.
Darma Mootien : «Mai 1975 a apporté une révolution vraiment extraordinaire»
Darma Mootien, militant de la première heure, avait 23 ans en mai 1975. Étudiant à l’Université de Maurice, il était membre actif du comité central du MMMSP.
«Dans les années 1970, on assistait à une vague de revendications et de contestations à travers l’Europe. Les révoltes étudiantes de mai 1968 en France ont eu un fort impact et ont inspiré des mouvements similaires à travers le monde, y compris à Maurice. À cette époque, de nombreux jeunes avaient déjà une conscience sociale, politique et culturelle très développée. Le pays faisait face à de graves problèmes socioéconomiques, et l’une des principales revendications du mouvement étudiant était l’instauration de l’éducation gratuite. L’autre grande revendication concernait le droit de vote à 18 ans.
De mon côté, je collaborais au journal Week-End, dans la rubrique Place aux jeunes, aux côtés de futurs grands journalistes comme Gérard Cateaux, Gilbert Ahnee et d’autres encore. Chaque génération a ses propres luttes. Pour nous, c’était le social et le politique. Pour les jeunes d’aujourd’hui, ce sont l’environnement et la préservation de la planète.
Le mouvement de mai 1975 a apporté une révolution vraiment extraordinaire dans le pays, à tous les niveaux. Mais je dois aussi reconnaître que certains camarades de l’époque ont, par la suite, fait des carrières bien éloignées de nos idéaux gauchistes. Quant à moi, je suis resté fidèle à mes convictions. Je suis toujours un homme de gauche.»
Geeta Virahsawmy-Mootien : «La première image qui me revient en mémoire est le pont de Grande-Rivière, où les collégiens furent matraqués»
Geeta Virahsawmy était elle aussi en première ligne lors du soulèvement étudiant de mai 1975. Elle était alors étudiante à l’Université de Maurice, et plus tard elle épousera Darma Mootien. Pour elle, l’image la plus marquante de cette époque reste celle du pont de Grande-Rivière, où des collégiens furent violemment réprimés par la police.
«Ce fut l’un des rares moments de notre histoire où tous les jeunes du pays ont soutenu une seule et même cause. Un moment à la fois joyeux, porteur d’espoir, mais aussi très dangereux, notamment avec les blessés. Nous avons réussi à faire réfléchir un gouvernement, à lui faire admettre que notre cause était juste.
Quand j’étais au collège, je trouvais très dur que mes parents doivent payer les frais chaque mois. Je me demandais comment faisaient les autres familles. À l’université aussi, il fallait payer. Alors, quand les événements de mai 1975 ont éclaté, je me suis dit : si de jeunes collégiens sont prêts à descendre dans la rue pour revendiquer un meilleur système éducatif, il serait incohérent que les étudiants universitaires restent passifs.
À l’époque, je ne savais rien des gaz lacrymogènes. Et chaque fois qu’on évoque mai 1975, la première image qui me revient est celle du pont de Grande-Rivière, où j’étais ce jour-là, le 20 mai.
Les jeunes d’aujourd’hui doivent prendre conscience de ce qu’a été la réalité en 1975. Ce fut un combat acharné pour obtenir l’éducation gratuite. Certains pensent que c’était un petit mouvement, mais non : il y a eu un énorme travail de fond. Cet héritage doit être préservé, dans le respect des valeurs profondes qui l’ont porté.»
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