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«De l’usage du français au sein de la presse mauricienne »
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«De l’usage du français au sein de la presse mauricienne »

Depuis le 18e siècle, les journaux mauriciens ont jalonné l’histoire de Maurice avec la langue française en bandoulière. Aujourd’hui, encore, ils participent en tant qu’acteurs plurilingues, mais essentiellement francophones, à la construction de la nation mauricienne.
Avant d’en venir à l’usage du français au sein de la presse mauricienne – il convient de prendre acte de la situation francophone en général et dans la région en particulier. Car la langue n’évolue jamais dans un vacuum. Ainsi avant de s’attarder, le temps de ce colloque, sur le cas mauricien, il importe de voir le tableau général de la francophonie – qui démontre une hausse du nombre de francophones dans le monde.
Dans son rapport, publié le mois dernier, l’Observatoire de la langue française de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) observe que l’Afrique sub-saharienne et la zone océan Indien constituent bel et bien le dernier bastion de la francophonie. Le rapport révèle que la langue française progresse dans le monde grâce à l’Afrique, mais qu’elle se décline partout ailleurs – surtout en Europe, où le français est constamment mis à rude épreuve face à l’anglais et à l’espagnol.
De nos jours, on compte 220 millions de francophones dans le monde, soit 20 millions de plus qu’en 2007. En 2050, selon les prévisions, l’Afrique comptera un demi-milliard de francophones – soit plus de deux tiers des francophones du monde entier. Mais à une condition : il faut que les progrès de scolarisation continuent, car en Afrique, comme à Maurice, le français est principalement une langue d’enseignement. Le français est aussi en situation ou il vit en cohabitation avec d’autres langues – avec un métissage qui varie de pays en pays. En somme, les langues traditionnelles et ancestrales semblent avoir acquis le statut de « langues partenaires » du français, coexistant désormais au sein d’une « francopolyphonie » émergente, selon l''''expression de Stelio Farandjis (specialiste de la sémantique historique), soit une francophonie dont le statut de langue commune à tous les résidents ne fait aucun ombrage à l’acquisition et à l’usage d’autres langues dans les situations les plus diverses que ce soit sur le plan historique ou dans le cadre de la vie quotidienne. Dans la presse mauricienne, le français utilisé s’inscrit dans ce registre. On y reviendra.
En raison de son intense passé colonial, Maurice a la particularité d’être à la fois membre du Commonwealth et de la Francophonie depuis la fin des années 60.
Le premier journal a paru à Maurice en 1773 sous le régime colonial français. La presse mauricienne est ainsi considérée comme étant l’une des plus anciennes de l’hémisphere Sud, sans doute la plus ancienne de toute la sous-région.
Les premiers journaux à Maurice sont surtout des feuilles commerciales – on vendait pêle-mêle des terrains, des esclaves, des matériaux de construction et on annonçait, dans les feuilles culturelles et littéraires, les spectacles d’opéra et d’opérettes.
De parution sporadique, ils sont destinés à la classe possédante. Le taux d’alphabétisation reste encore très bas.
Armes de combat entre Français et Anglais
Mais à partir des années 1830, le ton des journaux change de manière drastique. Ces journaux, essentiellement des papiers d’informations pratiques, se transforment alors en « véritables relais d’opinion ». D’autres voix nouvelles viennent s’ajouter au concert. Il convient de rappeler qu’entre-temps il y a eu la transition du régime colonial les Britanniques succèdent aux Français à partir de 1810. (Je ne voudrais pas ici rentrer dans les détails historiques qui seront abordés plus tard dans ce colloque).
Mais je dirais que les Anglais voulaient une transition en douceur à l’ancienne Ile de France (rebaptisée depuis Mauritius) –  donc ils offraient aux propriétaires sucriers – vrais détenteurs du pouvoir économique (ou du pouvoir tout court) sur l’île – toute la latitude possible pour continuer leurs activités commerciales et culturelles en français et ce, malgré le changement de statut dans l’île. Un exemple : le code Napoléon reste de vigueur et agit come code civil alors que le code criminel est rédigé selon les lois britanniques. Aujourd’hui encore, Maurice est régie par des lois issus de ce système hybride.
Paradoxalement – cette liberté d’expression, encouragée par la nouvelle administration anglaise, est revendiquée et utilisée par l’oligarchie sucrière qui en fait son médium de combat. Elle proteste contre l’abolition de l’esclavage brandie par les Anglais. Le courant abolitionniste fait alors grand bruit dans le monde.
Dans le journal franco-mauricien, le Cernéen, qui paraît en 1832, les propriétaires mettent en avant le péril économique si on relâchait les esclaves – qui labouraient les plantations sucrières. Ils redoutent aussi pour leur propre sécurité et pensent que le pays sera plongé et que tout sera détruit, pillé, incendié.
Champ politico-ethnique
Un peu plus tard, la cause des descendants d’Africains sera elle aussi défendue dans la presse locale et ce à travers d’autres titres d’opinion, à l’instar de La Balance, puis, entre autres, par La Sentinelle de Maurice, créée en 1843 par Remy Ollier.
Et puis, après l’abolition de l’esclavage (intervenue en 1835), les propriétaires sucriers se tournent vers l’Inde pour trouver la main-d’œuvre (les anciens esclaves ne voulaient plus entendre parler des plantations sucrières).
En 1909, le premier journal politique indo-mauricien, The Hindustani, sera lancé par Manilall Doctor, un avocat indien, dépêché à Maurice par le Mahatma Gandhi, pour défendre la cause des émigrés indiens, souvent maltraités, comme les esclaves dont ils avaient pris le relais sur les propriétés sucrières.
Et les premiers journaux en mandarin apparaissent, eux, 1920. Tout ceci reflète un peu la diversité naissante de la presse mauricienne, qui, de par son histoire, a été et demeure dominée par la langue française.
Bernard Idelson (de l’université de La Réunion), chercheur en histoire de la presse indo-océanique, note qu’à partir de 1930 les journaux s’imbriquent de plus en plus « dans le champ politico-ethnique – représenté par les quatre groupes identifiés dans la Constitution mauricienne : les hindous, les musulmans, les sino-mauriciens et la population générale (qui désigne les franco-mauriciens et l’ensemble de la population creole). »
Tout en reflétant les intérêts divergents de la population - dont la démographie a été chamboulée par l’arrivée  en masse des immigrés indiens qui sont désormais en majorité - , les journaux, de plus en plus nombreux, s’engagent dans les combats pro ou anti-nationalistes. Les deux principaux quotidiens de l’époque, écrits en français, sont divisés sur le chemin de décolonisation à emprunter. Le Mauricien se prononce contre l’indépendance, alors que l’express prend naissance en 1963 pour mener campagne en faveur de l’indépendance de Maurice.
Les pères fondateurs de l’express (Forget, Balancy, entre autres) épousent le combat de sir Seewoosagur Ramgoolam parce qu’ils croient en la capacité du pays, et ses habitants, et ce malgré les prédictions alarmistes des savants Meade et Naipaul qui entrevoyaient un avenir impossible pour notre pays. Mais une fois l’indépendance acquise, l’express rapidement se démarque de l’action gouvernementale afin de pouvoir mieux exercer son regard critique de presse libre. Le combat pour Maurice allait continuer. L’express continue son action en toute indépendance, assujettie à aucun parti politique, n’ayant des comptes à rendre qu’à ses lecteurs.
« L’Express se présente comme l’un des artisans des idées qui ont conduit le pays vers l’indépendance (…) le propre de l’express était de bousculer les vieilles idées, de stimuler la réflexion, au nom d’un seul idéal, celui du progrès et de l’union du pays. En 1983, son directeur, le Dr. Philippe Forget, posait la question si « N’importe quel Mauricien peut-il aspirer à devenir Premier ministre ? » (Edition supplément anniversaire « 40 ans de l’express »). Aujourd’hui encore cette question reste d’actualité à Maurice. Et les journaux continuent d’agir comme des contre-pouvoirs qui jouent un rôle important dans la démocratie mauricienne. Envers et contre les dirigeants politiques.
Censure. Dans les années précédant et suivant l’indépendance de Maurice, vu la tension qui couvait, les autorités  veulent museler journaux libres qui donnent la parole aux opposants du régime. Des collègues de l’express racontent souvent qu’il fallait, chaque soir, une fois le journal monté aller aux casernes centrales pour recevoir le feu-vert de l’officier britannique. Bien souvent, celui-ci ne comprenait souvent pas grand-chose aux textes en français et demandait quand même d’enlever tel ou tel article parce que la photo ou le titre n’était pas a son goût....A l’express, on inversait alors les textes pour signaler qu’ils avaient été censurés.
Dans les années 70, le Premier ministre Sir Seewoosagur Ramgoolam doit gérer une crise sociale importante – le pays subit des tensions entre les communautés – et son économie, essentiellement sucrière, n’est pas suffisamment performante pour résorber un chômage croissant. En 1971, le gouvernement décrète l’Etat d’urgence et censurent les journaux. La solidarité parmi les titres – et contre l’Etat – se fait alors visible : soit ils sortaient une page blanche, ou encore se partageaient le même papier journal.
Comme vous le constatez, la relation presse/politique est souvent sous-jacente dépendant les périodes de l’avant indépendance et de la post indépendance. Le français est le medium utilisé par les intellectuels pour propager les idées vers le plus grand personnes -  à l’opposé des premiers journaux communautaires.
En situation de diglossie
Les ondes radios, elles, sont finalement libérées en 2001 – le 12 mars 2002, date symbolique de l’indépendance de Maurice et de la République, la première radio libre, Radio One du groupe La Sentinelle, commence à émettre. C’est un projet cher à son directeur, Jean-Claude de L’Estrac, alors ancien ministre, qui avait présidé dès 1993 un comité ministériel, lequel avait produit un rapport sur la «Liberalisation of the Electronic Media in Mauritius ».Mais faute de volonté politique, ce projet avait plus d’une fois été renvoyé aux calendes grecques. Certains mettaient alors en avant « la fragilité » du tissus social mauricien pour empecher l’émergence des radios libres. Par exemple, en 1995, le président du ‘Steering Committee’ sur la libéralisation des ondes, feu Germain Commarmond, estime que cette liberté des ondes pourrait menacer l’unité nationale : « Maurice connait la paix, contrairement a d’autres sociétés multiraciales dans le monde. (…) A Maurice, les nationalistes se côtoient, et c’est parce que l’Etat leurs specificités propres qu’ils ne sont pas a couteaux tirés. (…) J’ai compris qu’il fallait aller prudemment dans cette affaire de libéralisation des ondes. »
Aujourd’hui encore, la télévision, à Maurice, demeure parapublique, soit à la solde de l’Etat qui refuse donc une libéralisation totale des ondes. Pire, l’Etat contrôle aussi les publicités financées par la trésorerie publique et destinées aux journaux en fonction de leur tirage, et bloque les fonds et l’institution (le Media Trust) réservés à la formation des journalistes. Pour beaucoup, c’est surtout pour contrecarrer les journaux indépendants, qui ont souvent un ton critique – et insolent -de l’action gouvernementale, que l’Etat exerce ces pressions autoritaires.
Pour résumer, je dirais que le français demeure donc très présent dans la presse mauricienne. Les trois principaux quotidiens (L’express, Le Mauricien et Le Matinal) sont tous en français. La langue française domine aussi les principaux journaux télévisés – « en prime time » des trois chaines radios privées, celui de la MBC/TV. Et il en est de même pour les principaux sites d’infos sur Internet. Mais de plus en plus, on note une progression de l’anglais, qui se signale par des pages en anglais, ou des suppléments comme l’express-Weekly. Le niveau de l’anglais est en chute, selon plusieurs études.
Comme toute langue, le français est un organisme vivant. Qui évolue er qui se transforme. A Maurice, il est constamment en situation dite de diglossie, avec interpénétration réciproque des langues en présence, au premier rang desquelles le créole. Ainsi dans les titres mauriciens, on retrouve souvent des termes que d’autres « franco-polyphones » pourraient ne pas comprendre. Par exemple : « Mesures budgétaires : ‘Early Harvest’ », « La police soupçonne un autre ‘Foul Play’, L’opératon ‘Lev Pake Alle’ se poursuit »…Ces titres donnent une saveur particulière, une saveur si mauricienne, chère à notre pays et à notre histoire commune…
 
C’est une communication de Nad Sivaramen, journaliste mauricien, du Groupe La Sentinelle, présentée dans le cadre d’un colloque, intitulé «Les saveurs de la francophonie: images culturelles, linguistiques, économiques et politiques de l''île Maurice», le mercredi 10 novembre 2010, au Department of Language and Foreign Studies, American University, Washington, DC.
 
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