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Chagos : Raison d’État et droits de l’homme

28 décembre 2013, 09:20

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Malgré les avancées dans tant de domaines, la nature humaine, elle, n’a pas beaucoup changé, nous explique l’auteur. L’exil  forcé des Chagossiens est un parfait exemple de l’opposition entre les droits de l’homme et les intérêts politiques.

 

C’est dans le domaine des droits de l’homme en butte à la raison d’État que se pose de la manière la plus aiguë le problème d’incompatibilité entre la morale individuelle et la sécurité nationale. Le drame chagossien en révèle toute l’ambiguïté.

 

Cette dualité conflictuelle fut abordée par Thucydide dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, iI y a 2 500 ans. Il transcrit magistralement  le célèbre dialogue entre les Athéniens et les Méliens : «Dans les relations internationales», disent les premiers, «les forts font ce qu’ils ont à faire et les faibles ce qu’ils sont contraints à faire». Les Méliens évoquent leur neutralité et se lancent dans un plaidoyer sur la morale, la justice et l’honneur. Les Athéniens répondent que de telles considerations n’ont aucun sens pendant un conflit. Ils soulignent que les faibles qui se réfèrent à la morale, à la justice et à l’honneur le font à leurs risques et périls. Et, argument suprême, ils ajoutent que la sécurité nationale est la toute première preoccupation d’un État. Sur ce, ils attaquent la ville de Mélos, massacrent tous les homes valides et réduisent en esclavage les femmes et les enfants.

 

Thucydide anticipe en quelque sorte nos declarations sur les droits de l’homme que les puissants choisissent souvent de court-circuiter. Quelle conclusion tirer de l’agonie des Méliens? Quand les intérêts vitaux sont en jeu, les consequences peuvent être dramatiques, même pour ceux qui revendiquent leur neutralité. Au siècle dernier, les Anglais et les Américains avaient conclu en pleine guerre froide que leurs intérêts et ceux de leurs alliés étaient vulnérables dans l’océan Indien. Ils ont estimé qu’il fallait se prémunir militairement. Les Chagossiens en subirent les conséquences. Ils ne furent pas passés au fil de l’épée. Ils furent, et demeurent, broyés psychologiquement. Le calvaire d’un exil forcé est une forme de barbarie. Cela fait aujourd’hui plusieurs décennies qu’ils réclament justice. Leur réinsertion dans leur paradis demeure aléatoire. Nombreux sont déjà morts.

 

AMBIGUÏTÉ DU DROIT HUMAIN

 

Le concept des droits de l’homme soulève toujours la controverse. Il y a ceux qui croient en la primauté des considérations personnelles et civiques. D’autres militant en faveur des intérêts économiques et du déploiement militaire qui les protège. Ils privilégient, comme les Athéniens, le droit politique du salut public. Ils arguent, non sans raison, que l’intérêt national dépend, in fine, de la satisfaction des besoins essentiels des citoyens. En d’autres termes, il importe de disposer d’un plancher sécurisé de ces nécessités (matières premières, pétrole, produits agroalimentaires, etc.) avant d’évoquer des considérations de liberté, de justice ou de morale. La périlleuse conjoncture des années 60 justifia, et justifie toujours, aux yeux des Occidentaux, l’occupation des Chagos pour des besoins de défense ou de dissuasion.

 

UN ATOLL CONVOITÉ

 

Diego Garcia a toujours intéressé les Anglais. Ils l’avaient même un moment occupé à l’époque du vicomte de Souillac (fin 18e) qui réussit à la récupérer. La prise de l’îIe de France en 1810 permit à la Royal Navy de contrôler la région pendant un siècle et demi avant que l’archipel ne soit cédé aux Américains.

 

L’océan Indien était longtemps demeuré en dehors du périmètre de défense des États- Unis. La situation changea dramatiquement dans les années 60. Pourquoi? En 1957, pour la première fois depuis des années, les vaisseaux soviétiques empruntent le canal de Suez pour l’océan Indien. L’amiral russe Sergei Gorshkov declare devant le praesidium du Soviet suprême en 1964, «nous avons créé une flotte moderne capable de frapper l’ennemi n’importe où sur la surface du monde». L’objectif à long terme consiste «à susciter des difficultés dans le ravitaillement des pays européens». Les États-Unis font immédiatement comprendre au cours de conferences (Nations unies et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord) que «(…) la circulation des matières premières dans l’océan Indien est vitale et toute atteinte à la liberté de la navigation sera inacceptable». Ils ajoutent qu’ils ne peuvent absolument pas mettre en cause leur crédibilité de dissuasion à l’échelle mondiale. Commentant la situation, l’amiral français Labrousse écrit : «Les États-Unis sont une puissance mondiale et la tâche d’une telle puissance est de prendre soin de ses intérêts vitaux partout dans le monde.»

 

LES MONSTRES FROIDS

 

L’approche manichéenne de ces monstres froids que sont les grandes puissances brocarde les codes d’éthique que sous-tendent les pactes des Nations unies et bien d’autres traités ou conventions sur les droits de l’homme. Il a malheureusement fallu que, dans une situation géopolitique particulièrement tendue, les Chagossiens se soient retrouvés coincés entre les intérêts vitaux d’États omnipotents et les rêves d’indépendance des politiques mauriciens peu disposes à en retarder l’échéance. Cette impatience valait bien un sacrifice ! D’autant plus que les Chagos n’étaient encore pour beaucoup qu’une nébuleuse géographique… Harold Wilson eut beau jeu en déclarant a sir Seewoosagur, «if there is no agreement on your side (pour le démembrement) that could have implications». Il savait que la délégation mauricienne était molle du genou.

 

L’Angleterre avait elle le choix de faire autrement ? Fallait-il pour autant exciser l’archipel et chaser les îlois ? Machiavel affirmait qu’un gouvernement «a le devoir de protéger l’intérêt general de la nation. Il lui faut parfois faire le mal, mentir, recourir à la ruse ou à la violence pour sauvegarder cet intérêt». Harold Wilson s’en inspira.

 

Fourberies et coups fourrés sont pratiques courantes quand les relations entre États sont tendues. La «perfide» Albion n’en a pas l’exclusivité. Un État qui se considère menacé s’intéressera toujours et avant tout à son propre avantage. C’est plutôt dans la manière de faire qu’Anglais et Américains se surpassèrent en vilénie. D’abord par l’arrogance dans la menace «that could have implications». Traduction : Les forts font ce qu’ils ont à faire et les faibles n’ont qu’à subir. Se dégagent ensuite des notes de synthèse émanant des archives, accessibles aujourd’hui, une suffisance intolérable de la part des diplomates du Foreign Office. David Snoxell, ancient High Commissioner, avance que cette attitude a changé. Tant mieux. Il ajoute que la réinsertion des îlois dans leur archipel serait possiblement envisageable à certaines conditions. Attendons 2016 quand l’accord anglo-américain sera revu.

 

Si le comble de la duplicité fut le démembrement du territoire, le comble de la barbarie fut l’expulsion des habitants sans aucun management – jusqu’à éliminer sans pitié tous les chiens ! Table rase radicale, aveugle, ignoble. N’eut-il pas été plus humain et même plus pratique, de préserver une maind’oeuvre disponible et de la fidéliser à la défense des Occidentaux ? Dans d’autres sphères aussi stratégiques de par le monde, la cohabitation avec les autochtones ne cause, paraît-il, aucun problème.

 

LE FLIRT MAURICIEN

 

Il convient toutefois d’ajouter que le flirt en demiteinte des autorités mauriciennes avec les Soviets rendait suspecte la neutralité de Port- Louis en politique étrangère. Un accord économique et culturel avec l’URSS fut signé en 1969. De nombreux étudiants mauriciens trop peu qualifiés pour accéder aux universités européennes recevaient des bourses et des diplômes quelconques de Moscou après des études pour la plupart suspectes. Infiltrer les installations de Diégo à travers les ressortissants demeurés sur place dans les îles pouvait représenter un risque.

 

Le sort des Chagossiens fut somme toute peu enviable sous bien des aspects : politique interne et géopolitique, civiques et humains. Le constat qui se degage du drame des Méliens et de celui des Chagossiens est affligeant. Il se trouve qu’en dépit d’indéniables avancées dans de nombreux domaines depuis 2 000 ans, la nature humaine, elle, n’a pas beaucoup changé. La part d’égoïsme et d’intransigeance dans la protection du pré carré demeure la même. L’homme d’État doit être avant tout machiavélique s’il entend preserver la sécurité de son pays et l’adhésion de son peuple.

Il ne vit pas dans une société parfaitement juste qui pratiquerait l’égalité et le partage entre les nations et adhérerait à des principes de justice universelle. D’où le recours à de nombreuses considerations permettant de contourner les droits humains.

 

Nous sommes encore loin d’une éthique de relations internationales qui en serait une de modération. Perdure un moralisme arrogant selon lequel l’intérêt national est automatiquement juste. À ce titre l’Angleterre et son allié américain ont privilégié une éthique de l’état de guerre, du salut public et de la survie dans un monde divisé  entre amis et ennemis.

 

Cette posture diffère d’une éthique de compromis et de modération propre à satisfaire les aspirations de justice et de mesure dans les relations internationales. Réintégrer les Chagossiens dans leur archipel sera faire amende honorable. Cela n’absout aucunement des décennies de désespérance cyniquement infligée.

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