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Le testament politique de Jayen Cuttaree

2 janvier 2019, 06:15

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Le testament politique de Jayen Cuttaree

C’est un fait notoire que les politiques ont un rapport problématique à la vérité. Ils développent avec le temps l’art de développer ce qu’on appelle la langue de bois. Six jours avant sa mort, un vieil homme de 77 ans, pressentant probablement que ses jours étaient comptés, donne une entrevue. Ce jour-là, Jayen Cuttaree (qui a pris ses distances de la politique dix ans de cela), habitué par la force des choses aux compromis voire aux compromissions, a laissé librement parler son coeur. La lecture de l’entrevue, parue dans Business Magazine, est en ellemême une expérience édifiante car nous pénétrons dans l’intériorité d’un homme qui sans le moindre calcul nous interpelle en son âme et conscience, désirant accomplir avant que le rideau ne tombe un dernier acte citoyen salvateur.

Le constat de Jayen Cuttaree par rapport à la situation socioéconomique actuelle est sans équivoque décrédibilisé dès le départ par le fait qu’il n’a jamais été plébiscité comme Premier ministre ; alourdi par les parasites de sa nombreuse tribu familiale et politique, le gouvernement de Jugnauth n’a jamais pu décoller. De plus, malgré les virulentes dénonciations de cas de népotisme, Jugnauth n’a jamais discontinué avec cette pratique, les bénéficiaires assumant même honteusement leur statut de «protégé». Dans beaucoup de milieux, il est donc inconcevable de confier à nouveau les rênes du pouvoir à Jugnauth, car conforté par une deuxième victoire et guidé par un sentiment d’impunité, ce serait plus que jamais le règne de la médiocratie.

Ce qui nous étonne cependant dans cette entrevue où Jayen Cuttaree n’épargne personne, c’est l’alliage de lucidité et de sérénité qui s’y dégage. Il n’est nullement question de règlement de comptes ou d’arrangements avec amis. On sent bien que c’est le regard acéré de quelqu’un au-dessus de la mêlée, qui connaît bien le marché de dupes qu’est parfois l’univers de la politique. Si l’analyse de Jayen Cuttaree quant à la gestion désastreuse du pays rejoint celle de nombreux de nos compatriotes, l’entrevue nous permet subtilement d’avoir un nouvel éclairage sur les options qui s’offrent à l’électorat.

Face aux nombreux scandales qui se sont succédé, les réalisations de Jugnauth dans le domaine social ne pèsent pas lourd dans la balance. De plus, son incapacité à contrôler ses troupes ne rassure nullement la population. Cependant, si Jayen Cuttaree dit d’emblée qu’il est probable que Ramgoolam gagne les élections, le lecteur averti devine qu’il a certaines réserves sur la nouvelle posture de Ramgoolam – réelle volonté de rupture ou stratégie politique ?

De plus, Jayen Cuttaree met bien l’accent sur le fait que c’est un duel où tous les coups seront permis qui opposera Jugnauth à Ramgoolam pendant les prochaines élections – ce ne seront pas deux adversaires politiques mais deux ennemis qui s’affronteront. Alors même que tout le monde est unanime à louer le respect profond qu’avait Jayen Cuttaree pour ceux qui n’étaient pas du même bord politique que lui, nous prenons à sa juste valeur sa remarque lapidaire – «Un règlement de comptes entre le MSM et le Parti travailliste se prépare.» Un scénario qui donne froid dans le dos, surtout que nous savons à quel point le désir de nettoyage du MSM avait relégué aux oubliettes tous les défis que ce gouvernement avait promis de relever ! Le pays ne pourra certainement pas se relever d’une deuxième guerre des tranchées.

De plus, en mettant l’accent sur l’opportunisme de certains jeunes qui «n’ont cure de l’intérêt national», Jayen Cuttaree tire la sonnette d’alarme. Peut-on être un bon député, un bon ministre si on entre dans un train en marche uniquement parce qu’on y voit là l’occasion de satisfaire rapidement ses propres ambitions ? Afin de faire la différence avec les vieux de la vieille de la présente majorité, Ramgoolam va se démener afin de donner un coup de jeune à son parti. D’ailleurs, alléchés par la probabilité d’un raz de marée rouge et enhardis par la perspective d’avoir les coudées franches au cas où ils feraient partie d’un gouvernement largement majoritaire, certains jeunes loups sont déjà sur la ligne de départ voyant là l’occasion de parfaire un plan de carrière. Cependant, sans feu sacré, peut-on espérer jouer un rôle probant dans la vie publique ?

«Sans amertume, il fait ressortir que le ‘‘jugement de Bérenger n’est pas digne de l’homme des années de braise’’, mais la rédemption est possible…»

Ayant assisté à maintes reprises aux querelles intestines qui réduisent peu à peu son parti de coeur en véritable peau de chagrin, Jayen Cuttaree n’hésite pas à disséquer l’origine du mal. Aussi, il ne ménage nullement son ancien compagnon d’armes, mettant le doigt sur les insuffisances de Bérenger qui «a failli dans son rôle de leader et de rassembleur ». Comment cependant ne pas être sensible à cette nostalgie sous-jacente par rapport à «ces années de braise» ? Malgré les nombreuses dérives qu’a connues ce parti, le MMM reste dans la mémoire collective comme un parti fédérateur et dynamique qui a fait battre le coeur à l’unisson de toute une génération de Mauriciens indépendamment de leurs origines communautaires, religieuses ou sociales.

Historiquement, ce parti, avec très peu de moyens mais toute la force de ses convictions, s’est dès le départ dressé contre la politique clientéliste du Parti travailliste avec tout ce qu’il représentait comme appareil d’État. Il s’est fait le champion de l’unité nationale au moment même où certains partis politiques faisaient tout pour raviver le démon du communalisme à des fins purement électoralistes. Jayen Cuttaree sans amertume fait ressortir que le «jugement de Bérenger n’est pas digne de l’homme des années de braise», mais la rédemption est possible. Bérenger, quoique affaibli par l’âge, est de la race de ceux qui peuvent rebondir, à condition qu’il ne tombe pas à nouveau dans le piège des compromissions, se laissant tenter par des alliances inacceptables pour l’électorat traditionnellement mauve. Il fait donc un vibrant appel à Bérenger qui s’est égaré en cours de route de retrouver ses repères afin de redevenir un leader avec le lustre d’antan.

Au moment même où partout dans le monde la démocratie représentative est remise en question, cette image de Jayen Cuttaree parcourant à pied sa circonscription pour aller à la rencontre de ses mandats ne peut que nous interpeller. À l’instar de tous ces grands hommes qui ont marqué l’histoire de leur pays, il a connu lui aussi des errements. Cependant, cette entrevue, empreinte d’un grand humanisme, devrait avoir valeur de testament pour nous. Il l’a dit à maintes reprises : le pays est en danger. Cela nous le savons déjà : les prédateurs carnivores prévoyant des années de disette accumulent des réserves tandis que les rapaces charognards piaffent d’impatience de prendre le relais.

Jayen Cuttaree nous laisse en héritage ce constat qui devrait faire réfléchir ceux qui, avides de pouvoir, sont prêts à tout : le recensement ethnique est «un crime contre la nation mauricienne». Aussi, à un moment où le pays est au bord du gouffre, il n’y a pas de place pour ces assassins de l’ordre. Il incombe donc aux leaders politiques de remettre en marche le processus de consolidation de la nation mauricienne si bien commencée dans les années 80.

Alors, comment revigorer ce pays agonisant ? Le mot «Tikkoun Olamen» en hébreu signifie réparation du monde. Selon la philosophie juive, le monde est objectivement imparfait, et c’est à nous êtres humains de le réparer en assumant des responsabilités à notre mesure dans tous les domaines de la vie privée et publique. C’est justement l’adhésion à cette philosophie de vie qui a permis en partie aux juifs de se reconstruire après la

Shoah. À l’encontre de cela, pendant de longues années, nos politiques avec leur philosophie de protection des montagnes ont empêché les Mauriciens d’oeuvrer de manière collective afin de remédier aux maux de la société dans son ensemble.

Jayen Cuttaree n’est plus des nôtres. Ses frères d’armes au sein du MMM, ses adversaires politiques de tout bord et la nation mauricienne dans son ensemble devraient être particulièrement attentifs à ses toutes dernières réflexions. Car quand s’approche le moment du grand voyage, l’absence de l’ego nous permet de dire haut et fort des vérités toutes nues. À nous de les entendre et d’agir. «Mon message n’est pas seulement aux jeunes mais à tout le monde : il faut sauver ce pays

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