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De Maurice à Harvard

2 juin 2025, 06:40

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De Maurice à Harvard

Début 2007, j’ai traversé pratiquement 15 000 kilomètres, quittant Maurice pour rejoindre l’État du Massachusetts, dans le nord-est des États-Unis. J’ai eu la chance unique de passer une année à Harvard comme un «International Graduate Student». Une expérience de vie inouïe qui m’a ouvert sur le monde comme jamais auparavant. Ce n’était pas un simple voyage : c’était un franchissement. J’y portais, plus qu’un cahier de notes, une foi discrète, tenace — avec la conviction que le savoir change des vies, et que l’éducation, quand elle est vraiment démocratique, peut refaçonner des sociétés entières.

À Harvard, j’ai trouvé bien plus qu’une salle de classe comme on en voit dans les films. J’ai trouvé un carrefour. Là où les continents s’effacent, où les accents se mélangent, où la curiosité n’a pas de frontière. Parmi mes camarades, venus d’Iran, d’Égypte, du Kenya, du Brésil ou de Corée, de Singapour, d’Arabie Saoudite, je ne me sentais pas étranger, mais invité à participer à ce que les Américains eux-mêmes appellent leur grande expérience inachevée de démocratie. Un Melting Pot, sur feu doux, rassurant, surtout quand il neige.

Dix-huit ans plus tard, je lis — incrédule — que l’administration Trump a décidé de retirer à Harvard son droit d’accueillir des étudiants étrangers. C’est un choc, un sentiment de malaise. Un coup porté à ce que l’Amérique a de plus noble : sa capacité à ouvrir les bras au monde. Car derrière cette décision se cache bien plus qu’un différend administratif. C’est une attaque philosophique. Une tentative de punir une université d’excellence pour avoir refusé de plier le genou devant l’arbitraire politique.

Quand une nation ferme les portes de ses universités, ce ne sont pas que des étudiants qu’elle écarte. Elle expulse aussi les idées, les langues, les imaginaires. Elle rejette la sève même de l’enseignement supérieur : le dialogue, la fertilisation croisée des cultures, la reconnaissance mutuelle.

Ce que j’ai vécu à Harvard, en 2007, c’était tout le contraire. Des professeurs qui prenaient le temps d’écouter ceux dont l’anglais était hésitant, mais dont la pensée brillait. Des débats vigoureux sur la politique étrangère des États-Unis, sur les racines du terrorisme, sans peur d’être expulsé pour avoir osé un désaccord. Des amitiés internationales nouées entre dortoirs, salles de conférence et bibliothèques. Et une lettre de recommandation, signée Gail Gardner, qui disait en creux : «tu as ta place ici». Une voix venue de l’océan Indien, entendue, accueillie, encouragée.

Aujourd’hui, cette barque fragile qu’est l’éducation ouverte prend l’eau. L’administration américaine ne se contente pas de révoquer des certificats. Elle sape une tradition d’accueil, de respect, de raison. Sous couvert de défendre des «valeurs américaines», elle désarme l’Amérique de ses meilleures armes : la connaissance, la diversité, l’humilité face à l’autre.

Et ce repli n’épargne pas les autres champs. En matière de commerce aussi, l’Amérique de Trump semble préférer la coercition à la coopération. Les droits de douane deviennent des outils de représailles. Or, le commerce, comme l’éducation, devrait être un langage de paix, non un bras de fer. Les petits pays – comme le nôtre — ne peuvent survivre sans marchés ouverts, sans échanges justes, sans cette promesse de mobilité qui relie les peuples.

Alors je retourne à Harvard, par la pensée. Je revois Harvard Square au crépuscule, les pavés de mémoire, la bibliothèque Widener comme un temple du monde...

...et la fameuse statue qui trône dans la majestueuse «Harvard Yard» dont les pieds brillent comme s’ils étaient en or. Chaque jour, des mains venues du monde entier les caressent, dans un geste devenu prière silencieuse : être admis ici, réussir là, traverser les épreuves du savoir. Mais derrière le bronze poli par l’espoir se cache une malice d’historien : l’inscription qu’on y lit ment trois fois. Ce n’est pas John Harvard, il n’est pas le fondateur, et l’année – 1638 – est inexacte (Harvard a été fondé en 1636). Et pourtant, c’est peutêtre cette part de fiction qui en fait sa vérité : celle d’un lieu où les rêves frottent la légende pour en tirer, qui sait, un peu de lumière.

Et surtout, je revois l’accueil. Non pas celui qu’on réserve aux visiteurs, mais celui qu’on offre aux égaux.

Cette semaine, des centaines d’étudiants dans le monde vivent dans l’angoisse. Non pas celle de l’échec, mais celle d’être effacés. De se voir dire que leur place à la table du savoir était conditionnelle, provisoire, sujette à caprice.

Je pense que ce moment est un tournant. Il ne s’agit pas seulement de Harvard. Ni même d’un seul président. Il s’agit de savoir si nous continuerons, en tant que communauté humaine, à croire que l’école doit rester un sanctuaire. Un lieu de parole, pas de fermeture. Que les nations les plus puissantes doivent diriger par la sagesse, non par les murs.

La présence des étudiants venus de l’océan Indien, de l’Asie, de l’Amérique latine et d’Europe dans ces universités de prestige aux États-Unis n’est pas un privilège, c’est une contribution. Nos langues, nos blessures, nos idées (notamment sur la base militaire de Diego Garcia), nos rires et angoisses, sont déjà dans le programme universitaire et sur les rayons des bibliothèques de Harvard.

Et si jamais les portes du savoir se referment sous Trump, que ce soit nous qui les rouvrions — par l’écriture, par la mémoire, par la parole.

Car de Maurice à Harvard, la route est longue. Mais elle n’a jamais été à sens unique...

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