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1ᵉʳ mai

De la mémoire ouvrière à l’urgence sociale

2 mai 2025, 09:00

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De la mémoire ouvrière à l’urgence sociale

■ Navin Ramgoolam et Paul Bérenger lors du grand meeting de l’Alliance du changement à la place Edward VII, à Rose-Hill, hier. © Aurélio Prudence

La célébration du 1er-Mai est née dans la lutte et le sang, mais elle semble aujourd’hui vidée de sa substance. Ce jour qui, jadis, rassemblait les travailleurs autour de leurs droits et de leur dignité, est devenu un happening politique, bien loin des idéaux syndicaux et sociaux qui l’ont fondé.

L’histoire du 1er-Mai à Maurice est indissociable de l’éveil de la classe ouvrière dans les années 1930, menée par des figures comme le Dr Maurice Curé, Emmanuel Anquetil, Pandit Sahadeo et Guy Rozemont. Ces leaders ont su transformer les doléances des laboureurs de l’industrie sucrière en revendications politiques. L’épisode sanglant d’Union Flacq en 1937, où plusieurs ouvriers furent abattus par les forces coloniales, a marqué un tournant radical. Il a précipité l’organisation des travailleurs en une force politique, avec la création du Parti travailliste.

La première célébration du 1er-Mai en 1938, rassemblant 35 000 personnes au Champ de Mars, aura été un acte fondateur. C’était une démonstration de masse, non pas festive, mais revendicative. En 1943, Belle-Vue Harel a été le théâtre d’un autre drame : trois morts, dont Anjalay Coopen, devenue martyre du mouvement ouvrier. Ces épisodes forgent une mémoire collective puissante, souvent occultée dans les célébrations actuelles.

Dans les décennies qui ont suivi l’Indépendance, des mouvements syndicaux ont marqué l’histoire du travail mauricien. À l’instar de la General Workers Federation (GWF), bras syndical du Mouvement militant mauricien durant les années 70 et 80, qui a joué un rôle central dans l’amélioration des conditions de travail dans plusieurs secteurs clés.

À travers ses luttes, elle a défendu les dockers du port, exigeant des horaires humains et de meilleures conditions de sécurité. Elle s’est aussi battue pour la reconnaissance des artisans de l’industrie sucrière, alors que dans le secteur du transport, notamment dans les compagnies d’autobus, la GWF a mené des grèves historiques pour garantir des salaires décents, des congés et des conditions de travail respectueuses.

Au-delà de la lutte syndicale, la GWF a contribué à une politisation des revendications sociales, ancrant les droits des travailleurs dans un projet de transformation nationale. Son héritage reste un jalon essentiel, aujourd’hui largement méconnu des jeunes générations.

Au fil des années, il faut néanmoins reconnaître les avancées sociales qui ont amélioré la condition des travailleurs sous l’impulsion de réformes récentes. La mise en œuvre par l’ancien régime de l’impôt négatif en 2019 aura été une mesure sociale à portée redistributive importante. Tout comme le salaire minimum légal, aujourd’hui à Rs 17 610, qui a marqué une étape importante vers la valorisation du travail.

Mais les défis restent considérables. Maurice compte presque 600 000 actifs, dont 34 500 sont au chômage, selon les chiffres officiels. Parallèlement, plus de 26 700 travailleurs étrangers– venus d’Inde, du Bangladesh, de Madagascar ou plus récemment du Népal – œuvrent dans des secteurs délaissés par les jeunes : textile, boulangerie, construction, hôtellerie ou grande distribution. Souvent loin de leurs familles, certains vivent dans des conditions précaires, comme l’a révélé l’ONG Transparentem en février 2024 sur des pratiques abusives dans certaines entreprises textiles.

Leur contribution au tissu économique mauricien est indéniable. À ce titre, ils méritent protection, encadrement, logements décents et un traitement égalitaire. Ce 1er-Mai doit aussi être un moment de solidarité envers ces travailleurs invisibles, sans voix.

🟦Syndicats en perte d’influence

En même temps, il ne faut ignorer cette autre réalité inquiétante, certes mondiale : la perte d’influence des syndicats. Le taux de syndicalisation chute aussi bien à Maurice qu’ailleurs, signe d’une crise de confiance dans des organisations souvent perçues comme déconnectées ou instrumentalisées. Pourtant, face à la précarisation de l’emploi, à la stagnation des salaires ou à l’automatisation accélérée par l’intelligence artificielle – le rôle des syndicats reste crucial pour défendre les droits fondamentaux des travailleurs.

Autre enjeu : l’inégalité salariale entre les hommes et les femmes, notamment dans certains secteurs à caractère technique. Aucune discrimination basée sur le genre ne devrait subsister dans un monde du travail moderne.

Le nouveau gouvernement, l’Alliance du changement, issu des élections du 10 novembre 2024, s’est efforcé ces derniers mois de rétablir une certaine parité dans les nominations aux conseils d’administration de plusieurs institutions clés du pays.

Mais sur le plan symbolique, le 1er-Mai à Maurice, décrété jour férié en 1950, a depuis longtemps été dénaturé. L’année dernière, la journée a servi de démonstration de force entre l’alliance gouvernementale et l’opposition parlementaire en vue des élections de novembre 2024. Cette année, le tandem Ramgoolam et Bérenger, au pouvoir, est dans une posture différente. C’est un appel à la mobilisation pour les municipales de dimanche. Du coup, l’événement est ainsi dilué de sa symbolique ouvrière, vidant de son sens une journée censée être dédiée à la dignité du travail.

Et pourtant, l’urgence sociale est réelle. Entre la flambée du coût de la vie, la fragilité de l’emploi dans plusieurs secteurs, les discriminations persistantes et les dérives managériales dans certains cas, une mobilisation collective bien plus structurée que les promesses creuses des tribunes politiques est nécessaire.

Ce qui se passe à Maurice s’inscrit dans une tendance mondiale. En France, les manifestations du 1er-Mai 2024 ont rassemblé des centaines de milliers de personnes dénonçant la réforme des retraites et l’érosion du pouvoir d’achat. Aux États-Unis, de nouveaux syndicats émergent dans les géants de la tech et du commerce comme Amazon ou Starbucks, tentant de réinvestir un espace abandonné au capitalisme dérégulé.

En Asie du Sud-Est, des milliers de travailleurs du textile au Cambodge, au Vietnam ou au Bangladesh continuent de se battre pour des salaires minimums décents, souvent au péril de leur liberté. Quant à l’Afrique, de nouvelles formes de militantisme naissent, mêlant revendications sociales, politiques et numériques.

Dans ce contexte global, Maurice ne peut rester figée dans une logique de célébration folklorisée. La solidarité des travailleurs dépasse les frontières. Le combat pour la dignité est universel.Le 1er-Mai ne peut être un simple jour de congé ou une tribune de propagande. Il doit redevenir un temps fort de bilan, de réflexion et de mobilisation. À l’heure où les travailleurs font face à de nouveaux défis globaux – transition numérique, instabilité économique, inégalités persistantes – il est urgent de réancrer cette date dans une dynamique de justice sociale.

Ne pas le faire, c’est trahir l’héritage d’Anjalay Coopen, de Guy Rozemont, et de tant d’autres tribuns qui ont sacrifié leur vie pour que le travail ne soit pas synonyme de servitude, mais de dignité. Il nous incombe collectivement, en tant que citoyens, travailleurs, élus ou syndicalistes, de redonner au 1er-Mai sa véritable vocation : celle d’un cri du cœur pour plus d’équité, de respect et de solidarité dans le monde du travail.

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