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Conte de Noël: un boulot de rêve

24 décembre 2014, 15:15

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Conte de Noël: un boulot de rêve

Voici venu le temps de se faire des cadeaux. Pour les fêtes, c’est Amal Sewtohul qui nous conte à sa manière la magie de Noël. Auteur primé, il est le lauréat 2013 du Prix des cinq continents de la francophonie. Récompense reçue pour son roman «Made in Mauritius», publié chez Gallimard.

 

«Pour lui, va pour la nouvelle voiture, mais le nouveau boulot, impossible», dit le Destin. Ce n’était pas du tout comme je l’avais imaginé. Jetant un coup d’oeil autour de la table, je remarquais que la fatigue gagnait aussi les autres membres du comité, sauf bien sûr l’implacable dame du destin, dont le visage cerné de rides servait d’écrin à ses yeux qui lançaient des éclats d’une noire lumière. «Au moins, il pourrait recevoir une offre intéressante. Après ce serait à lui de juger», lançais-je par esprit de contradiction.

 

Deux mois auparavant, je venais d’allumer une cigarette en humant l’air du soir sous un lampadaire près de chez Gool, en me demandant si j’arriverais à trouver un boulot comme vendeur dans un magasin pendant les fêtes de fin d’année. Ma cigarette disparut entre mes doigts, et une bouffée de fumée s’étendit sous la lumière du lampadaire. Daniel avait apparu comme par enchantement à mes côtés, et tirait sur ma cigarette, tout son maigre corps recroquevillé sur son vieux cartable en similicuir. «Je peux ?» demanda-t-il avec une politesse tardive.

 

Son crâne dégarni brillait sous le lampadaire. «Eh, Daniel, t’as pas un boulot pour moi ?» demandais-je, sans trop d’espoir : nul ne savait de quoi Daniel vivait. Pas un jour sans qu’il n’apparaisse dans les informations à la télévision : pas au premier plan bien sûr, mais observez une remise de prix dans une ONG et vous le verrez au fond de la salle. Un cocktail à la Chambre de Commerce, et sa carcasse décharnée se profilera derrière les plantes vertes, notant furieusement les platitudes des hommes d’affaires. Les soirs de solde, il se tiendra devant la sortie des grandes surfaces, détaillant un inventaire des caddies avec une énergie furieuse et inexplicable. Un journaliste, me direzvous. Pas du tout, il partait d’un rire bref et sarcastique lorsque je lui demandais pour qui il noircissait ces pages de son calepin inépuisable.

 

«T’es sociologue, non ?» dit-il. «Diplômé en sociologie, oui. Et chômeur» «T’as un esprit ouvert à tout ?» Le ton m’inquiéta. «Qu’est-ce que tu veux, mec ?» Il hésita. «Père Noël, ça te dirait ? Réfléchis bien. C’est un boulot pour la vie» «Me déguiser en Père Noël ? Pourquoi pas ? Mais c’est seulement pour quelques jours, non ?» «Je ne rigole pas. Je suis le Père Noël. Responsable du secteur Maurice. Mais je veux partir à la retraite» «C’est pas drôle comme blague. D’ailleurs, t’es pas un peu maigre ?» Il esquissa un sourire las. «Ce boulot m’a vanné» «Et tu fais quoi ?» «Je prends des notes que je soumets au Comité. Bon, c’est oui ou non ?»

 

J’ai dit oui. Bêtement. J’avais besoin d’argent. Daniel m’embaucha comme stagiaire. Au premier jour de décembre, il ouvrit son calepin et une montagne de pages remplies de gribouillages s’étala sur le sol. «Les lettres au Père Noël» dit-il laconiquement. «Comment? Mais qui t’a envoyé tout ça ?» «Personne ne m’écrit. Je note, toute l’année, les souhaits secrets au fond du coeur des gens. Leurs espoirs pour l’année prochaine. Maintenant il est temps de les recopier en clair. Au travail», dit-il en me montrant une immense table Excel qui se dressait comme une colonne jusqu’aux cimes.

 

Daniel et moi nous nous y sommes mis, travaillant jour et nuit. Heureusement, la plupart des souhaits se regroupaient facilement. Adolescents : «être populaire». Vingt ans : «Un garçon qui m’aimera.» Adultes : «Que mes enfants passent leurs examens.» «Un emploi stable.» «Obtenir un prêt.» Mais certains étaient impossibles à démêler, en particulier les rêves des dames esseulées : «Elle veut un homme doux, attentionné, affectueux, loyal, viril, sincère, honnête, plein de tact…»

 

Daniel coupa court : «En somme, il lui faut un chien.» «Berger allemand ou caniche ?» «Disons, un boxer. Au suivant.» Au matin de Noël, cependant, tout était prêt. Daniel me dit : «Va te reposer un peu. La nuit sera longue».

 

Au coucher du soleil, les membres du comité apparurent nimbés d’une auréole. Le président, un vieil homme en costume-cravate sombres récita d’une voix morne : «Les souhaits seront exaucés sur une base incrémentale, selon une formule prenant en compte la dette karmique et le bonheur qu’a apporté le demandeur aux autres. Bien entendu, tout peut être bouleversé par les impondérables du destin.» En disant cela, il se tourna légèrement vers la représentante du destin, une femme au visage dur couvert d’un capuchon de moine et armée, sans doute pour l’effet dramatique, d’une faux. Le président termina : «Le comité ne sera nullement influencé par les représentations effectuées par l’entremise de saints intercesseurs, de dieux divers, d’esprits ancestraux. Seul l’ange gardien pourra effectuer un bref plaidoyer. Commençons.»

 

On prit un nom au hasard et Daniel lut le souhait : «Un meilleur emploi» et le comité entreprit un calcul rapide sur la base de sa formule secrète. «Possible», prononça la représentante des anges gardiens, une femme aux yeux brillants de compassion. «Je passe», fit le destin avec une grimace.

 

À mesure que la nuit s’écoulait, j’oscillais entre effroi et une indifférence glacée devant ces souhaits que le président égrenait de plus en plus vite à mesure que nous étions gagnés par la lassitude. Certains des souhaits, poignants, nous réveillaient de notre apathie : «Que mon enfant guérisse.» J’attendais avec anxiété le résultat du calcul : «Difficile», lâcha le président. «S’il vous plaît», dit l’ange gardien, avec un geste de supplication. Le destin hésita, puis murmura : «À moins d’un miracle…» Saisis d’effroi, nous passions rapidement au suivant.

 

L’aube perça à l’horizon. Je me rendis compte que nous nous trouvions sur un promontoire de rochers noirs, au bout d’une plage quelque part à l’Est de l’île. «Plus que deux souhaits», dit le président avec un soupir de soulagement. «D’abord, notre Père Noël actuel.» Daniel dit avec empressement : «Trouver un successeur», puis il me lança un regard inquiet. «Peut-être», dis-je. «Et pour finir, notre stagiaire, que souhaitez-vous ?» J’ai haussé les épaules. «Que chacun soit maître de son destin.» Je sentis un regard des plus noirs tomber sur moi. «C’est toujours moi qui ai le mauvais rôle. Vous remarquerez que l’on ne se plaint jamais de moi quand il arrive de bonnes choses.» «Eh oui, ma bonne dame. Envoyezmoi une lettre, je verrai ce que je peux faire pour vous. Et maintenant veillez m’excuser, mais je pars faire trempette. Joyeux Noël et Bonne Année à vous tous.» J’ai plongé dans l’eau verte, et en ressortant, je me suis ébroué pour secouer hors de moi, un moment, le fardeau de ces milliers de souhaits que je portais désormais sur mon dos.

 

Tout de même, j’étais bien content d’avoir trouvé un boulot.

 

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